Il ne s’agit pas d’un féminisme de façade imposé par le marketing capitaliste. Le féminisme est une pensée de gauche dont l’objectif est de changer représentations et comportements qui depuis trop longtemps ont pris racine. Louise Lucas nous parle d’un féminisme intersectionnel qui considère tous les vécus.
Propos recueillis par Adrien Maxilaris pour Relief
Relief : Louise, vous dites qu’il y aurait un féminisme de gauche et un féminisme de droite ?
Louise Lucas : La lutte féministe s’inscrit indéniablement dans la pensée de gauche. En tant que féministe, on fait le constat qu’il y a non seulement des discriminations de genre, mais aussi de classe, de race, d’orientation sexuelle. Le propre du mouvement féministe est de lutter contre ces oppressions systémiques, et ce de manière structruelle. Une politique de droite n’est pas en mesure de répondre à ces enjeux : la preuve, alors que l’égalité femmes-hommes était soit disant la “grande cause du quinquennat” d’Emmanuel Macron, on a encore un ministre de l’Intérieur accusé de viol et trafic d’influence, 94 000 femmes sont encore violées chaque années et 52% sont harcelées sexuellement au travail pour ne citer que ces chiffres. Le féminisme de droite est d’un féminisme d’État, “acceptable”, car il ne remet pas en cause les structures qui permettent à la domination patriarcale de s’exercer. C’est un féminisme qui laisse de côté les femmes les plus opprimées : les précaires, racisées, handicapées, transgenres, lesbiennes.
La lutte des femmes pour l’égalité des droits s’invite dans tous les pays et tous les milieux sociaux. Certains en viennent à catégoriser, hiérarchiser les problèmes et les discriminations. Vous en pensez quoi ?
Nommer les différentes discriminations que telle ou telle femme expériemente n’est pas une hiérarchisation des problèmes. C’est simplement le fait d’écouter la voix des autres femmes, celles qui ne vivent pas au quotidien les mêmes discriminations. C’est là l’essence même du féminisme intersectionnel : prendre en considération tous les vécus, pour mener une lutte dont les fruits bénéficient à toutes les femmes, et pas seulement aux femmes bourgeoises, comme c’était le cas dans les années 70 avec le MLF.
Le fait d’avoir un féminisme noir et un féminisme blanc par exemple ne nous sépare-t-il pas dans la lutte ? Regardez ce qui se passe aux Etats-Unis avec les différentes associations féministes qui s’écharpent sur une surenchère des discriminations sociales ou de couleur de peau.
Je ne crois pas qu’il y ait un “féminisme blanc” ou “noir”, ces termes ne font pas sens pour moi. Il y a, en revanche, plusieurs courants de pensées. Les féministes ne sont pas d’accord toutes entre elles. Les intersectionnelles, dont je fais partie, pensent qu’il est nécessaire d’écouter la voix de toutes les femmes, de tous les vécus. Parce que certaines doivent subir, en plus de la violence patriarcale, des agressions racistes, lesbophobes, validistes. Les universalistes refusent que la couleur de peau soit un sujet et voient le groupe “femme” de manière homogène. C’est une erreur. Il y a par ailleurs un féminisme identitaire (si on peut appeler cela “féminisme”) qui revendique clairement des positions racistes à l’encontre des hommes racisés qui seraient les uniques détenteurs de la domination patriarcale. C’est tout simplement l’extrême droite qui se cache sous le voile du féminisme, et ça, c’est inquiétant.
Il y aussi de plus en plus de marketing qui est fait au nom du féminisme, n’est-ce pas là une sorte de dévoiement qui nuit à la cause ?
Le féminisme est par essence anticapitaliste. Faire du profit sur nos luttes est donc d’une ironie cuisante, mais peu étonnant finalement. On en revient à un féminisme de surface : telle personne porte son t-shirt “Girl Power” fabriqué au Bangladesh dans des locaux délabrés par une femme précaire payée au lance-pierre… Et pendant ce temps, on se complait dans des structures qui dominent les plus pauvres d’entre nous.
Quels droits pensez-vous que les femmes n’ont pas et que les hommes ont ? La première chose à laquelle on pense est le salaire. Sadiq Khan, le maire de Londres avait dit avant de se faire élire qu’il n’y avait pas de raison qu’une femme soit limitée dans ses souhaits de carrière et de salaire. N’est-ce pas un peu réducteur ?
Sur le papier, on a tous·tes les mêmes droits. La réalité est toute autre et c’est incidieux. Les femmes ne peuvent pas sortir sans, même inconsciemment, penser à leur tenue et les possibles réactions qu’elles vont engendrer, elles ne peuvent pas être en ménage avec des hommes sans porter sur leurs épaules le poids de la charge mentale (70% des tâches domestiques sont assurées par elles), elles ne peuvent pas se sentir en sécurité dans l’espace public à toute heure, faire des choix de vie sans être jugées (quant à la maternité par exemple), elles ne peuvent pas s’épanouir sans que leur apparence ne soit sans cesse commentée : trop ou pas assez féminines, trop ou pas assez maquillées, épilées, minces, musclées, naturelles, confiantes, émancipées. Pour la question de la carrière et du salaire, ce n’est pas qu’une question de volonté. Une femme peut vouloir tracer telle ou telle trajectoire professionnelle, au bout du compte, le chemin qu’elle va devoir emprunter pour y arriver la confrontera à deux fois plus de difficultés qu’un homme. Car lui bénéficie du privilège genré : on ne lui posera pas de question sur ses désirs ou non de paternité, il ne subira pas de comportements déplacés, on lui fera davantage confiance. Il gravira les échelons plus vite.
Nous avions aussi parlé ensemble de la réattribution sexuelle. Le fait de vouloir changer de sexe n’est-il pas de plus en plus influencé par les réseaux sociaux ?
Pas du tout. La transidentité, comme son nom l’indique, est une question d’identité. Les personnes concernées avec qui j’ai discuté me l’ont dit : une transition, c’est une libération. En plus, cela coûte du temps, de l’argent, parfois même des relations quand des membres de la famille ou de l’entourage ne l’acceptent pas. Ça sous-entend aussi se déplacer, parce qu’en province, on trouve moins facilement de médecins et spécialistes aptes à vous accompagner. La question de l’image sur les réseaux sociaux est complètement à côté du sujet. C’est une question d’identité, de qui on est profondément.
Nous avons aussi une partie de la population qui s’oppose fermement à ces changements. Qu’avez-vous à lui dire ? Comment être audible même près de ceux qui refusent d’écouter ?
Avant de gaspiller de l’énergie à s’adresser à ces gens-là, il faut d’abord comprendre leur refus de nous écouter. Pourquoi s’obstinent-ils à refuser que les femmes, toutes les femmes, soient traitées et respectées comme des individus à part entière avec des droits, des envies, des besoins ? Parce qu’ils distinguent, tout au bout du chemin, la fin de leurs privilèges. Oui, aujourd’hui nous nous taisons plus quand ces hommes-là nous violent. Nous n’acceptons plus d’être leurs ménagères, cuisinières, psychologues. Nous ne nous taisons plus sur les violences que nous subissons dans la rue, dans les foyers, au travail. Nous n’acceptons plus qu’ils commentent nos corps ni de nous conformer aux diktats de la minceur. Alors je leur demande tout simplement de se questionner sur la raison de leurs réticences. Écoutez-nous, réfléchissez. Vous pouvez le faire !
Que puis-je vous souhaiter à titre personnel en tant que femme tout d’abord et en tant que journaliste ensuite ?
De continuer à porter ces combats dans tous les pans de ma vie, et surtout de pouvoir tendre le micro aux femmes et minorités tout au long de ma carrière !