Les années du Minotaure relate les conflits de l’artiste à l’aube de la cinquantaine et de l’une des décennies les plus turbulentes de l’histoire européenne
“De tous les problèmes qui assaillaient Picasso à la fin de 1932”, commence le quatrième volume de A Life of Picasso de John Richardson, “le plus important était la misère de la vie conjugale avec sa femme russe Olga”. Cette phrase, qui n’est même pas protégée par une préface, donne le ton des difficultés rencontrées par l’artiste à l’aube de la cinquantaine et de l’une des décennies les plus turbulentes de l’histoire européenne.
Comme dans les volumes précédents, Richardson continue de s’intéresser de près à l’univers intime de Picasso, dans lequel s’entremêlent créativité prodigieuse et activité sexuelle. Au cours de ces “années minotaures” – un sous-titre qui fait allusion à l’image qu’il s’est faite à plusieurs reprises d’une force de la nature ravageuse -, le labyrinthe de Picasso n’abritait pas seulement la stabilité déclinante d’Olga, mais aussi la fascination contradictoire qu’exerçaient sur lui la jeune Marie-Thérèse Walter et la politiquement sophistiquée Dora Maar. Il ricochait entre elles, puisant de l’énergie dans chacune d’elles en échange de dommages collatéraux durables.
Ceux qui tentent de s’accrocher à l’artiste parmi l’ensemble des collègues, mécènes, poètes et marchands se heurtent à des dérobades habilement tactiques. Certains sont écartés et d’autres utilisés. La brutale guerre civile en Espagne (1936-39, durant laquelle Picasso est nommé directeur du Prado par contumace), la chute de la France en 1940 et l’occupation de Paris font que la tourmente des événements internationaux n’est jamais loin.
Après avoir achevé Guernica en 1937, la renommée de Picasso était telle, nous dit-on, que l’article accompagnant son apparition en couverture du magazine Time en 1939 pouvait affirmer que son nom était l’une des deux seules choses que des millions de personnes savaient sur l’art moderne, “l’autre étant qu’elles ne l’aiment pas”. C’est pour ce genre de détails, autant que pour l’ampleur du récit, que les lecteurs se tourneront vers cet ouvrage et en seront récompensés. (L’édition britannique devrait être publiée par Jonathan Cape le 10 mars 2022).
Après un début un peu saccadé, où il est nécessaire de faire le lien avec le volume précédent de 2007 (ce qui entraîne la répétition de l'”épilogue” de ce volume pratiquement mot pour mot), The Minotaur Years reprend ce qui pourrait être considéré comme une histoire familière, mais l’exécute avec une vivacité générée par des chapitres courts, des jugements tranchants et des renvois occasionnels, tous expédiés à un rythme soutenu. C’est le fruit de 60 ans de réflexions, de conversations et de spéculations sur l’artiste, étayées par une observation, une recherche et une investigation détaillées de ses mouvements à chaque instant.
Les recherches d’autres chercheurs sont généreusement reconnues, tout comme celles du défunt auteur et de son équipe sont portées à la légère. Le résultat est précipité. Réfléchissant à la biographie de Roland Penrose sur Picasso dans un entretien avec Chris Stephens (publié dans Picasso and Modern British Art, Tate, 2012), Richardson avait offert que “ma seule critique est que c’est un portrait sans ombres.” A Life of Picasso, même s’il semble destiné à rester inachevé avec le décès de Richardson en 2019, comprend des ombres et on peut dire, selon les mots d’Alice Rahon (une autre des amantes éconduites de Picasso), qu’il “réalise tous nos secrets avant qu’il ne soit trop tard”.